En ce moment, j’ai l’impression d’être Talleyrand (Charles-Maurice de).
Je crois n’avoir jamais imaginé qu’un jour j’aurais eu à me servir à ce point de toutes les ficelles de la négociation obscure, de la diplomatie noire, des méthodes interlopes pour garder un semblant de contrôle sur mon activité professionnelle.
Il faut bien dire, en préalable, que j’ai toujours éprouvé quelques penchants pour la tactique psychologique (pour ne pas dire la manipulation) dans mes relations avec les autres. Surtout quand j’étais plus jeune. Très rarement par méchanceté ou par cynisme, mais bien plus par jeu. La nature humaine et sa diversité m’ont toujours passionné et il y a quelque chose de grisant à voir que ce qu’on avait déduit de telle propriété de telle âme placée dans tel contexte critique provoque tel précipité que l’on avait prévu.
C’est un peu comme de la chimie. Sauf que la variété des réactions d’une âme est bien plus vaste et moins évidente que celle des molécules. D’ailleurs, et c’est là que cela devient amusant, il vaut toujours mieux doubler un calcul par un second, chargé de catalyser le cataclysme au cas où ça parte en sucette.
Bref. Je me suis donc beaucoup exercé à cela. J’ai enrichi mes compétence par quelques années de philo, de longues observations (on a du temps libre quand on fait une fac de philo !) et de multiples conversations. Car vraiment ce loisir me venait d’une vraie curiosité et d’un intérêt philanthropique pour l’autre que moi. Chaque fois qu’un ami réagissait différemment de moi en face de la même situation, j’étais fasciné par cet enchaînement de pensées qui avait abouti un résultat différent. Du coup je creusais, je questionnais. Je le fais toujours du reste. Vraiment, j’aime la nature humaine.
Le problème, c’est qu’à un moment donné, je me suis donné l’impression d’être kasparov devant son échiquier. A force de tout considérer en tant qu’observateur-expérimentateur, j’ai ressenti l’impression de perdre cette spontanéité qui rend, quand même, les relations humaines plus pétillantes.
Ca a l’air un peu bête comme prise de conscience, mais je me souviens que cela a constitué un vrai tournant dans mes relations aux autres. J’ai réalisé qu’à force de jouer à ce petit jeu, j’avais pris un peu trop de recul par rapport à la vraie vie, et qu’il fallait que j’y revienne. J’ai compris qu’il était vital de conserver autour de soi un certain nombre de personnes pour lesquelles sa propre âme serait totalement sincère, franche, abandonnée. Par bonheur ces gens étaient déjà là, il ne me suffisait que d’être moi-même, ce qui n’est pas si simple, et j’avoue que cela m’a fait un bien fou.
Je pris conscience également qu’il fallait garder un peu de candeur face celui que l’on rencontre et que l’on découvre, si l’on veut préserver une goutte d’émerveillement et surtout éprouver encore un soupçon d’empathie pour ses congénères.
J’ai donc rangé mes tubes à essais psychologiques au placard pour profiter pleinement de ce que j’avais appris, en me disant que je pourrais toujours les ressortir dans des circonstances extrêmes. Mes quelques années d’entreprises m’ont juste donné l’occasion d’entretenir les principes de bases.
Mais depuis plusieurs semaines, alerte rouge oblige, c’est devenu de la haute voltige. Je sens que le vent tourne et j’essaie de faire en sorte d’être toujours là quand il aura fini de tourner. Passer la peur du danger, qui en l’occurence ne consisterait finalement qu’à devoir changer de boulot, il ne reste plus qu’à essayer de trouver du plaisir dans ce qui constitue quand même un exercice anxiogène et éprouvant.
Au programme, donc : double langage, vraie fausse confidence, lapsus pas tout à fait involontaire, rencontre pas tout à fait fortuite, révélation organisée, détournement de soupçons, accusation tacite, règlement de compte par intermédiaire, décrédibilisation par l’extérieur des appuis de l’adversaire, flagornerie éhontée, infiltration du camp ennemi, mail tomawak contre coup de fil scud, effet domino de délation, proposition d’une main et dégommage de l’autre, etc. Le tout en essayant de ne pas dépasser les frontières de la loyauté. Question de principe, mais exercice périlleux.
J’exploite aussi des réseaux obscurs pour obtenir des tuyaux. Je me souviens d’une conversation surréaliste avec un «informateur» du camp des damnés, à la machine à café, où lui et moi parlions en regardant droit devant nous, comme des ventriloques, pour passer inaperçus. Le délire ! J’avais l’impression d’être Amanda dans «Les deux font la paire».
Voilà pourquoi je me donne en ce moment l’impression d’être Charles-Maurice de. C’est épuisant, d’autant que ce n’est rien d’autre que le pot de fer contre le pot de terre. Et pour quel résultat ? Rien de phénoménal, mais je parviens à garder la tête au-dessus de l’eau, à préserver un peu de respectabilité et d’autorité, ce qui n’est quand même pas négligeable quand d’autres ont abandonné la partie.
Et puis, il faut voir le bon côté des choses, ça change de la routine, et ça, ça me plait
PS : tout cela me rappelle également un petit livre savoureux sur le jeu complexe de la diplomatie, Saint-Germain ou la négociation de Francis Walder, si ça vous chante.