Depuis quelques jours, je fais passer des citations de Spinoza en haut de la barre de navigation. Ça fait classe, non ?
Il y en a quelques unes qui défilent à présent. Mais la toute première fait partie de mes devises (enfin les autres aussi d’ailleurs, mais je ne les connais pas toutes par coeur) : «Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare».
C’est la dernière phrase de L’Ethique, le bouquin central de Spinoza, qui conclut un chemin tortueux à travers les concepts de joie et de connaissance, pour schématiser.
En fait, ma dope spirituelle, ce n’est pas la scientologie, ce n’est pas le bouddhisme du petit véhicule, non non non. Moi, c’est Spinoza. “Maître à penser”, c’est un peu sectaire, mais il y a de cela. Et ceci depuis ma deuxième année de philo, plus précisément depuis la fin de cette deuxième année.
Je me souviens. L’Ethique était au programme de philo morale et j’ai passé l’année entière à essayer de comprendre ce truc qui est quand même, au départ, imbitable. Peu à peu, d’ailleurs, cette bonne volonté s’est transformée en rejet, car je ne comprenais pas que l’on fasse une philosophie aussi peu compréhensible. C’était une espèce d’obscurantisme, voire d’anti-socratisme, pour le petit péteux que j’étais.
Ne pas comprendre un philosophe entraîne une sensation très caractéristique de malaise : on ne se sent pas bien dans ses concepts. On sent qu’on ne pourra pas élaborer soi-même une phrase qui se tienne, parce que les mots utilisés sonnent creux à l’esprit. Et quand c’est comme ça, et qu’il y a des partiels à la fin de l’année, il n’y a pas 36 solutions : il faut apprendre des explications toutes faites, et essayer de les réutiliser en les adaptant, sans trop prendre de liberté avec.
En un sens, c’est comme le html, ou le php, ou les CSS. Il y a ceux qui manipulent le code et qui peuvent inventer de nouvelles choses, faire du hors-piste, parce qu’ils comprennent le fond du fonctionnement. Et il y a ceux qui, comme moi, prennent des bouts de code à droite à gauche et les copient-collent en changeant quelques paramètres, et en croisant les doigts pour que ça ne fasse pas tout péter.
J’en étais donc là quelques temps avant les partiels. Et puis, un jour, alors que nous révisions avec une amie dans son appart, en vidant des théières à la suite (je m’en souviens), en nous creusant la cervelle, en discutant : bing ! J’ai compris un concept. C’était la puissance d’agir, je crois. Et là, choc, illumination : j’ai compris ! J’ai repris mon bouquin et j’ai repris les phrases de l’Ethique, et là : transparence ! Les concepts se livraient à moi et s’enchaînaient comme des dominos qui tombent. Une sensation hallucinante de clairvoyance. Une révélation.
J’ai donc abordé le partiel avec sérénité, et je crois d’ailleurs que j’ai assuré. Car, en plus de les comprendre, j’ai réalisé qu’un grand nombre de ses concepts se rapprochaient de ceux que j’avais moi-même modestement élaborés, dans ma petite philosophie de la vie. Drôle d’impression. J’entamais une sorte de dialogue à 400 ans d’écart, et lui affinait mes intuitions, leur donnait un nom, faisait des liens entre toutes. Il m’a servi sur un plateau le conatus, la puissance d’agir, la persévérance dans l’être. De vrais lego tout bien carrés qui s’imbriquent parfaitement et permettent de construire des systèmes conceptuels géniaux… En tout cas bien plus sophistiqués que mes propres tâtonnements… Le panard, quoi.
J’ai laissé un peu tout cela de côté en licence, mais il était entendu que je me frotterai à nouveau à lui en maîtrise.
Le problème, lorsque l’on veut faire un mémoire original et sympathique sur Spinoza, c’est que 500 personnes auparavant ont déjà eu la même idée. A la bibliothèque, la profondeur du tiroir de petites fiches reprenant tous les travaux sur le sujet était assez vertigineuse. J’en ai donc logiquement bavé pour trouver un nouveau point de vue, traversant d’ailleurs quelques montées d’angoisse, mais je crois que cela en valait la peine.
Car la rédaction de ce truc m’a procuré un plaisir intellectuel incroyable. C’était sucré, délicieux, charnel. L’Ethique est, en deux mots, une longue montée en puissance de concepts métaphysiques très froids d’abord, qui s’impliquent les uns avec les autres peu à peu jusqu’à provoquer des conséquences d’abord pratiques, ou morales, puis, comment dire, eudémonistes, pour me la péter, ou nirvanesques pour mieux me faire comprendre. Enfin, admettons.
Et là, il s’est passé un truc extraordinaire. Comme mon travail sur l’oeuvre était plutôt linéaire, c’est-à-dire que je tournais les pages jour après jour, je progressais lentement sur cette pente, mettant une brique l’une sur l’autre. Alors que j’arrivais vers la fin, j’ai commencé à ressentir une intensité intellectuelle plus forte car tous les concepts se mettaient à produire leurs effets. Dans les cinquante dernières pages, les phrases se raccourcissent, car tout devient évident. Le rythme devient plus rapide. Une impression de feu d’artifice continu qui s’achève en bouquet final.
Cela montait encore en charge quand, tout à coup, au détour d’une nouvelle proposition, vlan : je lâche prise, sentiment extatique et jouissif d’être absolument dépassé et d’embrasser en même temps l’envergure de ce dépassement. Voilà, en d’autres termes, j’ai pris mon pied. Il m’a fallut ensuite quelques secondes pour réaliser ce qui venait de m’arriver. Une expérience métaphysique diront certains mais pour moi c’était mieux que cela : un orgasme philosophique !
Évidemment, j’en vois sourire, ça paraît un peu débile. Mais je n’avais jamais ressenti cela avant. D’ailleurs je ne l’ai jamais plus ressenti après, même en DEA, quand j’ai remis le couvert.
Du coup, cela crée des liens. Entre ma conversion façon Saint-Paul et mon extase à la Sainte-Thérèse, il me semblait assez évident que j’étais en phase avec ce type. J’avais ma chapelle. Il ne me restait qu’à intégrer le clergé qui lui était dévoué, ce qui fut fait lorsque ma directrice de mémoire, dont je vénérais le docte spinozisme, flanquée de deux autres cardinaux de l’Ordre, me félicita pour mon travail. Elle prononça cette phrase, qui sonna gravement dans la salle d’initiation : «vous m’avez appris quelque chose de nouveau sur l’œuvre de Spinoza». J’en étais tout secoué, mais n’en montrait rien, chevalier à genoux que j’étais, ci-devant adoubé par cette papesse sexagénaire et savantissime. C’en était fait : j’appartenais à la loge.
Désormais, mes vieux bouquins, sur lesquels j’ai laissé du café, des cendres de clopes, des traces de canettes et peut-être même des taches de graisse de kebab, sont sur mes étagères. Mais j’essaie de les relire de temps en temps. Parce que la philosophie de Spinoza est éminemment pratique sous ses aspects abstraits. C’est d’ailleurs son abstraction qui lui permet d’être pratique, en s’adaptant aux problèmes de tous les jours et de toutes les époques. Elle est simple et fondamentale. En ce qui me concerne, elle m’a réellement permis de me réconcilier avec mes questions sur le monde et le reste, sur les autres, sur moi. J’ai la chance d’être sorti de mon cursus de philo en me disant que j’y avais trouvé ce que je cherchais, en tout cas pour ma vie quotidienne, au milieu de l’univers. Nous ne sommes pas nombreux dans ce cas, je crois. J’en suis sorti heureux.
Maintenant, il m’arrive d’y repenser lorsque je me trouve face à un dilemme, un cas de conscience, une baisse de forme. Lorsque, par exemple, mon taf commençait à me bouffer de l’intérieur. J’ai même arrêté de fumer grâce à Spinoza («Un affect ne peut être réduit ni ôté sinon par un affect contraire, et plus fort que l’affect à réduire.»)… et à quelques patches…
Voilà pourquoi je le garde toujours dans un coin de ma tête, et qu’ainsi je l’ai mis dans un coin de ma page. Notez bien qu’il n’a pas besoin de ça pour se faire connaître, car il est plutôt dans l’air du temps depuis quelques années. Ce n’est d’ailleurs pas forcément un bien, car beaucoup d’auteurs médiocres et populistes s’en réclament pour justifier leurs thèses simplistes et débiles. Mais c’est la rançon de la gloire, celle-là même qui fit de Nietzsche, il y a quelques années encore, l’emblème de toutes les causes, et pas les moins contradictoires.