Voilà, cela fait cinq ans.
Il y a cinq ans, mon père passait par-dessus un pont. La seule chose qui l’empêcha de tomber à l’eau, ce fut la corde qu’il avait attachée par un bout au parapet, et par l’autre, à son cou.
C’est ainsi qu’il fut découvert, balancé au vent du matin, par l’équipe de kayakistes qui s’entraînait sur la rivière.
Les derniers mots qu’il entendit de moi furent sans doute quelque chose comme : « tu me dégoûtes, tu n’es qu’une merde ».
Dans mes tiroirs, traînait la documentation sur la procédure d’internement, que je m’étais enfin résolu d’imprimer.
Ma mère était sauvée.
C’était fini.
J’avais prévu de tout raconter. Depuis longtemps, j’avais prévu de dire les choses simplement. De les dire maintenant, puisque ça fait cinq ans.
De dire comment, sans qu’on sache bien pourquoi, la vie soulève de temps en temps le toit d’une maison pour y jeter le germe du cauchemar. Chez nous, il faut croire que le sol était fertile. Et la plante s’est lentement mise à croître.
J’avais prévu de dire comment tout cela s’est mis en place, quand mon père a eu environ 55 ans, quand le spleen l’a terrassé. Quand ses obsessions se sont installées. Tout doucement, n’importe comment. En voulant rebâtir d’abord une romance avec ma mère, alors qu’il l’avait déjà trop déçue pour espérer d’elle autre chose qu’un silencieux mépris.
J’avais prévu de raconter cet autre versant de la vie ouvrière. Quand l’ouvrier n’a vécu que pour que sa famille vive. Par pour lire des romans ou faire du théâtre après le boulot. Ce terrible dénuement de son âme dès que les démons de la vieillesse, des bilans de toutes sortes, s’abattent sur lui.
Je voulais narrer l’inexorable mise en place des éléments du drame. La folie qui s’installe. C’est dur et c’est long d’admettre que l’on est en face de la folie. Pendant des années, je n’ai pas voulu la voir. Je n’ai voulu voir qu’un homme bourru, un peu caractériel. Mais c’était un homme qui devenait fou.
Je voulais dire mes souvenirs de sa voix qui déraillait pendant ces incompréhensibles accès de colère. Mais en fait il se battait devant nous, contre la folie qui prenait place en lui. Dans ses yeux écarquillés, c’est cela que j’aurais dû voir : la panique devant la folie qui prenait corps, dans son corps ; cette folie qui l’a lentement poussé à se retourner contre nous, puis enfin contre lui.
J’avais prévu de décrire comment, à un moment, cela s’est précisé. Malgré mon éloignement de la scène des drames. Ma mère, si discrète, si fière, a multiplié les allusions concernant les accès de jalousie irraisonnés de mon père, ses crises obsessionnelles, son humeur noire. Au fil des mois et des successions d’événements, peu à peu, il a bien fallu que j’admette ce que je refusais d’admettre. Au téléphone, cette légère inclination de la voix, ce rythme qui s’accélère, c’était bien de la peur.
J’aurais voulu dire que plus la folie prenait corps d’un coté, et plus la peur s’installait de l’autre. Sous le même toit.
J’avais prévu de raconter aussi comment cette peur m’a gagné, moi qui vivait à quelques centaines de kilomètres de là, qui imaginait tout et ne savait rien précisément. Je me suis longtemps demandé s’il fallait que je cherche à savoir, ou si je devais me préserver en laissant ma mère faire pour le mieux. J’ai choisi de m’en mêler. Ca m’a valu des années de nuits blanches et d’angoisses, de questions qu’un fils ne devrait pas devoir se poser au sujet de son père.
Et puis je voulais dire comment tout avait basculé. Mais je n’arrive pas à l’écrire. Merde, j’avais prévu que je pourrais l’écrire. Mais non. Disons que nous avons objectivement découvert qu’il était devenu fou. Une fois ses ruses découvertes par ma mère, il n’était plus permis de douter, sinon peut-être encore un peu par pudeur. Mais l’homme qui rodait à la maison était devenu un étranger, un conspirateur. Il était devenu une menace. Il y avait péril en la demeure. La mort s’est mise à planer au-dessus de ce toit.
J’ai flanché plusieurs fois, en écoutant ma mère me raconter les derniers événements. Pas devant elle, car je devais la pousser à me les raconter. C’est la décision que j’avais prise, j’avais choisi de savoir. Mais je craquais après. Une fois le téléphone raccroché. Quand je me retrouvais seul, entièrement déconcerté, sans idée précise de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’il fallait faire. L’angoisse m’envahissait, d’abord, puis la peur, une peur bleue, de l’incontrôlable, de la totale éventualité de tout, surtout du pire. Alors soit la rage prenait tout mon corps, soit le désespoir. C’était la colère ou les larmes.
Je voulais dire que ma mère avait mis plus de temps que moi a admettre qu’on était bien au-delà de l’acceptable, du raisonnable. Qu’il s’agissait d’une véritable pathologie, d’un danger. Je la comprenais, elle vivait avec lui. Elle s’efforçait de penser que tout cela restait vivable. Ses fureurs, ses chantages ignobles, ses jalousies dégradantes. Comment a-t-elle pu…
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