Episode 3. A partir de ce jour, j’ai décidé de changer. Ce n’est pas très avouable d’un point de vue militant, mais c’est exactement ce qui a occupé chacune de mes journées pendant plusieurs années. Je me représentais ma vie sous un énorme échafaudage, ou bien moi poussant à fond sur un gouvernail, pour redresser la barre. J’ai observé, analysé, décortiqué mes mœurs et celles de mes congénères, pour que les miennes collent aux leurs. Quand ce n’était vraiment pas possible, (jouer au foot, ce n’est vraiment pas possible), j’ai au moins tenté de trouver des excuses valables, garçonnes. J’ai écouté des choses que je n’avais pas l’habitude d’écouter, je me suis intéressé à des sujets obscurs pour moi jusque à lors. Chaque soir, je mettais en place des éléments de stratégies que j’expérimentais le lendemain. Je plaçais des mots, prenais des postures, tentais des coups de billard psychologique à trois bandes pour que s’effacent les traces qui m’avaient souillé. Je ne crois pas que j’étais assez candide pour penser que mes goûts suivraient, et changeraient. Je l’ai peut-être espéré, quand même, tout en discernant de mieux en mieux ce qui me tombait dessus. Mais qu’au moins les apparences soient sauves. Qu’au moins je redevienne invisible.
Ce qui me semblait être un des stigmates les plus compromettant, c’était le gynécée dans lequel je me traînais depuis toujours. F. et ses copines, ça ne pouvait pas durer. Des copines oui, mais pas seulement : j’ai donc décidé de franchir la frontière et de m’aventurer dans les territoires des garçons, de leur parler, de m’en faire des amis. Ça s’est fait doucement, sûrement. J’ai même pris plaisir à découvrir des sentiments finalement assez simples, et assez forts. Ces copains de collèges, désespérément attirés par les soutifs, sont toujours mes meilleurs amis, ceux-là mêmes avec qui je vais dîner ce soir. Nous ne nous sommes pas quittés. C’est fou, la vie. Sans ces rideaux roses, auraient-ils été là, près de moi ?
Bien sûr, je n’étais pas entièrement moi-même, au début de ces relations. Mais comment faire autrement ? J’avais juste besoin de gagner un peu de temps. Un peu de répit pour comprendre, et accepter ce qui se passait en moi. Pour préparer les étapes qui allaient venir, car au fond, je ne m’imaginais pas lutter indéfiniment contre ça. Ma chance, en dépit de tout, a peut-être été d’être fondamentalement pédé et désespérément sûr de cela, depuis toujours. Mais je voulais juste garder le contrôle. Je voulais que ce soit moi, le jour venu, s’il le fallait absolument, qui l’annonce aux autres, et non pas les autres qui me mettent, si tôt, devant le fait accompli. Et pour cela, en attendant, il fallait que rien ne transparaisse.
Est-ce que cela a marché ? Je ne sais pas si j’ai fait illusion, mais j’avais l’illusion de faire illusion, c’était bien ça le plus important. Quoi qu’il en soit, un garçon qui fuit les ballons, ça reste louche, même s’il rit fort, s’il a sa bande de copains, s’il fait mine de draguer les filles, et tient l’alcool. Enfin si, il reste bien une excuse, celle du littéraire. Les poètes, ça ne joue pas au foot, c’est un fait admis, reconnu, toléré. J’ai joué là-dessus. Bof.
J’ai maintenu ce couvercle le plus longtemps possible, jusqu’à ce que tout bouillonne, jusqu’à ce que toute l’ébullition de mon corps exerce une pression de moins en moins contrôlable contre ses parois, jusqu’à ce que l’aiguille atteigne la zone rouge et la dépasse, même, jusqu’à ce que s’échappent les premières fumerolles, jusqu’à ce que ça se tende, que ça craque, que l’acier se déforme, jusqu’à ce que les premiers verrous commencent à se disloquer… Et qu’enfin n’en pouvant plus la soupape lâche… C’est là, dans un murmure étonnement faible par rapport à toute la formidable énergie qui le provoquait que je disais à l’ami choisi sur le volet ce que j’étais vraiment. J’avais dix-sept ans. J’étais enfin prêt à assumer mes rideaux roses.
(Bon, en fait au départ je lui ai dit que j’étais bi… mais c’était déjà pas mal pour un début ! )