Le pompon
Vendredi 28 septembre 2007Hier soir, E. me tend le téléphone :
«Allô ? Snèv ?
Euh… oui
Tu es bien le Snèv qui faisait ses études à la fac de N. ?
Euh… oui
Je ne sais pas si tu te souviens de moi… Nicolas… ça fait longtemps…
Euh… Nic… ? Ah oui… Nicolas… »
Je ne sais pas, il se passe quand même un truc en ce moment, ce n’est pas possible. Je dois avoir marché sur une faille spatio-temporelle moisie. Qu’est-ce qui m’attend aujourd’hui ? L’invasion de sauterelles ? Le robinet de la cuisine qui crache du sang ?
Nicolas, j’en ai parlé ici. C’est ma première histoire. Je devrais dire aventure. En six mois, j’ai tout connu avec lui : l’amour, le sexe, la rupture, l’incertitude, la jalousie, la reconquête, l’espoir, le désespoir…
Mais elle était marrante, cette vie si mouvementée, que nous nous évertuions à rendre la plus cinématographique possible, à coup de rebondissements, de trains pris dans la nuit, de déchirements à jamais, de courriers éperdus, de silences tempétueux…
Jusqu’à ce que je réalise qu’il était vraiment cinglé et qu’il valait mieux que je me préserve. J’avais dix-sept ans, et si beau qu’il fût, il m’était permis de croire qu’il existait au monde un ou deux autres garçons dignes de moi et de mon intérêt.
Mais je ne l’ai jamais oublié. Ce type avait la beauté du diable, et même loin de mes yeux et très loin de mon cœur, la fascination qui m’avait brulé ne s’est jamais éteinte. Et je me suis surpris à taper son nom dans Google, il n’y a pas si longtemps.
D’ailleurs, j’étais sûr de ne pas trouver grand-chose, puisque je savais qu’il était en prison, pour avoir tenté de tuer sa deuxième femme, dans une de ses crises de jalousie folle, il y a quelques années. D’après ce que l’on m’avait dit.
C’est bien ce qu’il m’a confirmé, hier au téléphone, d’une voix dont je me suis un peu souvenue, après plus de dix ans, mais qui m’a fait peur. Ou bien c’était la même voix qu’en 1994, et le contraste de nos deux natures me saute à présent clairement aux yeux, ou bien, c’est la démence qui l’a altérée. Et ça, basta, j’ai déjà donné. De toute façon, taule ou pas taule, folie ou pas folie, ce qui est fait et fait, et il n’a plus sa place que dans mes souvenirs, je le sais depuis longtemps.
«Je te trouve un peu froid… Tu veux que je raccroche ?
Oui, c’est mieux. Tout cela est passé.
Oui je comprends, d’accord, tant pis.»
Je suis heureux, il me dit qu’il l’est, nous nous souhaitons une bonne continuation et bye, ciao. C’est mieux comme ça.
Mais pourquoi faut-il que cela arrive la même semaine ? C’est incroyable. Quelqu’un a-t-il décidé d’organiser méthodiquement les choses pour que jour après jour, une nouvelle pièce s’ajoute au puzzle ? Même la plus lointaine, la plus improbable ?
Car forcément, dans ce contexte un peu trouble, tout concourrait à ce qu’un seul souvenir ressurgisse, une fois le téléphone raccroché.
C’était tout au début. Je venais de lui dire que j’avais très envie de l’embrasser. Il avait un peu protesté de ses sentiments, ce qui m’avait vexé. Je m’étais réfugié dans la cage d’escalier, pour fumer une cigarette. Il était sorti, m’avait regardé, et m’avait serré fort dans ses bras. C’était la première fois de ma vie qu’un garçon me serrait dans ses bras, fort. C’est une des émotions les plus intenses que j’aie jamais ressenties. De toute ma vie. Une chaleur brûlante, au plus profond de moi. C’est pour cela que je n’oublierais jamais Nicolas, et que, malgré tout ce qui s’est passé ensuite, je lui garde une reconnaissance presque instinctive.
Avec toutes les autres pièces du puzzle, je comprends maintenant le sens profond de cette émotion. Tout ce qu’elle disait sur moi. Sur le vide. Sur l’absence.
Et ce qu’il me reste à surmonter.
Quelle semaine…