Passage express chez ma mère, ce week-end.
Depuis que je travaille, j’ai de moins en moins le courage de faire les deux-cents bornes plein Est qui me séparent du bercail de mon enfance. Il reste alors quelques dates symboliques dont la quasi-sacralité interdit d’elle-même l’effort de trouver une excuse pour se défiler. Les choses se font d’elles-mêmes : «Bien sûr je viens, oui oui, par le train habituel sans doute mais je t’appellerai pour confirmer». Organisation réflexe d’une ultime solution de repli, qui n’a cependant que très peu servi.
Cette fois-ci, il s’agissait de mon anniversaire. Contrairement à Noël, ou à Pâques, la date de la petite réunion de famille qui célèbre ma décrépitude annuelle est fixée collégialement, selon mes convenances et celles de mes frères et de ma mère.
Mon retour à la maison familiale n’est jamais évident. Le billet de Matoo que je lisais l’autre jour a fait écho à certaines de mes propres réflexions. Non pas sur la forme du malaise, en particulier, mais plutôt sur le thème de l’émancipation par rapport à la famille, en général.
Je suis le seul à être parti. Mes frères se sont marié là-bas, ont eu leurs enfants là-bas, ont acheté leur maison là-bas. Ma mère est née là-bas, comme sa mère, elle y mourra probablement aussi.
Là-bas, c’est là où je suis né. Dans ce petit patelin de 2000 âmes, dans l’Est de la France, la cambrousse quoi. Même pas la cambrousse typique, celle où il fait beau, où les petites maisons sont jolies. Non, non, non. L’Est sidérurgique, les usines, Verdun, les cimetieres militaires, le gel qui dure un mois, Patricia Kaas pas très très loin. Ambiance…
Mon enfance y a été plutôt douce. La forêt, les ruisseaux, les moutons, les cabanes, le lait à la ferme du village. Je trouve que c’est une chance formidable de grandir dans cet univers si ouvert, si aéré. Cueillir les mirabelles sur l’arbre, les mettre dans le vieux panier en osier. Se coucher dans l’herbe, avoir la trouille des gros bourdons, cramer les fourmis à la loupe… Passés douze ans, plus aucun week-end à la campagne ne procurera cette sensation de découverte du monde. L’eau du tonneau qui gèle, l’odeur de pommes dans la cave si sombre et humide.
Malheureusement, un jour est venu où je me suis senti à l’étroit. J’ai su qu’il me faudrait autre chose, ou davantage. Dans ma boulimie de découvertes, j’ai eu envie de la ville et de tous ses possibles. Et puis, bien sûr, j’ai vite compris que mes affinités amoureuses ne me feraient pas prendre racine à cet endroit où les garçons faisaient du foot, allaient pêcher et faisaient plein d’autres conneries de ce genre.
J’ai donc grandi, ensuite, en sachant que je partirai et que tout ce que je vivais là n’était finalement que préparatoire. Drôle de sentiment que de vivre son adolescence comme une attente…
La première étape de mon éloignement fut mon entrée à la fac. Je me souviens du jour où je suis arrivé, enfin seul et pour de bon, dans mon petit appart. Je crois n’avoir jamais ressenti une telle impression de liberté. Allongé par terre, sur le dos, j’écoutais à fond I’m free, ce vieil hymne adolescent des who, en essayant de ressentir de toute mon âme l’immensité de cette liberté. Pas compliqué : à l’époque, je pense que la simple possibilité de prendre un bain à deux heures du mat’ ou de me nourrir exclusivement de corn flakes suffisait à me rendre ivre de bonheur.
Et puis enfin, je suis arrivé à Paris. Fin de ce long, patient et inexorable exode.
Mais j’avais tout laissé derrière. Ma famille, mes souvenirs d’enfance, mes racines, toutes ces petites choses sur lesquelles je me suis construit. Ce sont ces éléments que je retrouve, furtivement, quand je rentre chez moi. Les pièces de la maison, ce meuble sous lequel je me cachais, ce tapis qui était un vrai circuit de course pour mes voitures. Le placard à films de cul de mon frère, le miroir où j’ai vu changer toutes les parties de mon corps.
Je suis tenté, à chaque fois, de ramener à Paris toutes ces choses auxquelles j’associe un souvenir. Mais la vanité de cette envie, de ce qu’elle dissimule, me la fait vite abandonner. Elle se transforme en simple nostalgie.
De la même façon, je crois qu’inconsciemment j’aimerais emmener avec moi toute ma famille. Chaque fois, dans le train qui file vers Paris, après avoir vécu quelques jours avec eux, j’ai la même impression de les abandonner à cette condition dont j’ai voulu m’enfuir à tout prix. Aux lotissements, aux courses du samedi à l’hyper, aux rues désertes, au silence.
Alors, chaque fois dans le train, je me raisonne. Je me convaincs que leur bonheur ne dépend pas des mêmes besoins que pour moi, qu’ils sont sans doute très heureux de leur vie, de cet environnement. Qu’il est même un peu condescendant d’imaginer qu’ils m’envient lorsque je pars le dimanche soir.
Pourtant, à chaque fois, je foule les quais de la gare de l’Est avec la même mélancolie.